Atrophie programmée ou résistances créatrices ?
Mes lectures du moment : Savoir ou périr, de Bernard Lahire et De la disruption, de Bernard Stiegler.
D’un côté un diagnostic sur l'école-machine-à-évaluer et de l’autre des analyses sur la disruption technologique en cours.
Là où Lahire voit une institution scolaire qui tue la curiosité par l'obsession de la mesure, Stiegler diagnostique une prolétarisation cognitive généralisée par la technique.
2 processus qui semblent se nourrir mutuellement. L’enfant qui entre à l'école porte en lui cette « pulsion de savoir » que Lahire décrit avec nostalgie — ces incessants « pourquoi ? » qui témoignent d'une vitalité intellectuelle intacte —, cette curiosité que Grothendieck — que Lahire cite abondamment — comparait à une respiration naturelle et que Marie Curie voyait comme un émerveillement face aux « contes de fées » du réel…
Or, paradoxe : l'institution censée cultiver cette curiosité, explique Lahire, l'étouffe méthodiquement par le bachotage et l'évaluation permanente. Les élèves apprennent à performer plutôt qu'à comprendre, à craindre l'erreur plutôt qu'à explorer.
D’un autre côté, au moment même où s’opère cette destruction institutionnelle de la curiosité, l’IA promet de la ressusciter. Les enthousiastes parlent même de « potentialisation qualitative » en parlant de révélation de connexions inattendues, d'augmentation cognitive… L'IA, en somme, pourrait redonner au monde sa profondeur perdue. Sauf que…
Sauf que les données empiriques racontent une tout autre histoire : engagement cérébral minimal, abandon progressif de l'effort intellectuel, délégation paresseuse de la pensée.
Nous sommes donc face à une contradiction existentielle : l'école détruit la curiosité par excès de structure et d'évaluation, tandis que l'IA la détruit par excès de facilité et d'immédiateté.
Donc comment faire ? Entre la terreur de la note et le confort de la réponse instantanée, où se loge encore la possibilité de (s’obstiner à) penser ? Que se passe-t-il quand le flux lui-même devient toxique ? Quand l'information qui déferle n'est plus produite par des humains mais générée automatiquement par des machines ? Comment créer des « exercices de déconnexion créative » dans un système qui évalue en permanence ? Comment développer une « attention flottante » quand tout pousse à la focalisation sur l'objectif ?
C'est ici, je crois, que la métaphore du « barrage » devient pertinente.
Les « barrages cognitifs » de LP ne sont pas de simples ateliers pédagogiques, ils sont aussi des infrastructures de ralentissement. Comme le castor qui transforme l'écosystème par ses constructions, ces espaces créent des zones de calme où peuvent sédimenter les savoirs, où l'attention peut se renforcer. Une manière aussi pour nous de préserver ce que Stiegler appelle la capacité « néguentropique », une façon de créer de l'improbable pour résister à l'entropie…
C’est sur cette capacité que les « barrages cognitifs » de LP veulent s’appuyer : non comme des espaces de préservation nostalgique mais bien comme des laboratoires de curiosité où s'inventent des pratiques ouvertes – de détournement, de jeu, de création que les adultes ont souvent perdue…
Un autre concept, le concept stieglerien de pharmakon — à la fois poison et remède —, peut nous aider. Il peut notamment nous aider à comprendre que l’IA n’est pas que machine à atrophier la pensée, mais qu’elle peut aussi, dans certaines conditions, devenir un outil de questionnement et d'exploration. Mais à nous d’inventer des “barrages” (des régles pour des relations de qualité ?) dans nos usages pour en faire un outil qui nous grandit plutôt qu’il nous altère.
Car, au fond, face à ce que Stiegler appelle « l’économie purement computationnelle », l'enjeu n’est pas d’inciter les jeunes à se retirer du monde, mais bien de les aider à devenir capables d’habiter créativement ses failles pour en éviter les dangers.
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