L’IA comme outil d’éveil critique ?

L’IA se présente sous la nature ambivalente de pharmakon : simultanément poison qui atrophie la pensée et remède qui peut l'amplifier. Cette dualité, que Bernard Stiegler a analysé, exige de construire avec les jeunes participants une relation à l'IA qui ne soit ni rejet technophobe ni soumission passive, mais appropriation consciente et créatrice.

La première règle, peut-être la plus essentielle, consiste à toujours commencer par la pensée humaine avant de convoquer la machine. 

Dans l'atelier « Géopolitique junior », avant de demander à l'IA d'expliquer un conflit ou de cartographier des enjeux territoriaux, les participants doivent d'abord formuler leurs propres hypothèses, dessiner leurs propres cartes mentales et exposer leurs intuitions – même maladroites. Cette règle du « penser d'abord » fait de l'IA un amplificateur plutôt qu’un simple substitut, un instrument pour défier, enrichir ou nuancer une réflexion déjà engagée et non pour la remplacer. 

Idée : pour créer une trace de son  propre cheminement intellectuel, tenir un « carnet des hypothèses » où consigner ses premières intuitions sur une crise géopolitique… avant toute consultation de l'IA !

Dans l’atelier « Les détectives de l'info », même approche. Face à une information douteuse ou une théorie conspirationniste, le réflexe est de développer d'abord une méthode d'enquête propre. Les participants apprennent ainsi à identifier les sources, repérer les incohérences, formuler des questions pertinentes. Ce n'est qu'après ce travail préliminaire que l'IA peut éventuellement intervenir, mais juste comme partenaire de vérification (par exemple, pour signaler des angles morts, proposer des sources contradictoires ou révéler des biais dans le raisonnement initial). Une manière, autrement dit, de faire de l’IA devient une sorte de « miroir critique » qui renvoie aux participants l'image de leur propre processus de pensée, avec ses forces et ses faiblesses.

Pour l'atelier "Frise historique", la tentation serait grande de simplement demander à l'IA de générer des chronologies complètes. Mais la règle ici est inverse : partir d'une frise incomplète, trouée, construite collectivement avec les connaissances partielles du groupe, puis utiliser l'IA non pour la compléter automatiquement mais pour poser des questions sur les vides. Pourquoi cette période est-elle absente de notre mémoire collective ? Quels événements simultanés dans d'autres parties du monde ignorons-nous ? L’IA devient ainsi un révélateur de nos angles morts historiques plutôt qu'un simple fournisseur de dates.

Une règle transversale à tous les ateliers : plutôt que d'accepter passivement les réponses de l'IA, les participants sont encouragés à les contester systématiquement. Dans « Géopolitique junior », après que l'IA a proposé une analyse d'un conflit, le groupe cherche activement les failles, les simplifications, les perspectives manquantes. Cette pratique du doute méthodique transforme l'interaction avec l'IA en exercice de pensée critique plutôt qu'en consommation passive d'informations.

Le principe du « 70/30 » (consacrer 70% du temps à la réflexion autonome et 30% au dialogue avec l'IA) est adapté, mais nous privilégions une approche plus qualitative  : plutôt que de compter les minutes, on instaure des « zones sans IA » dans chaque atelier : des moments dédiés où seuls comptent le papier, le crayon, la parole et le silence. Ces pauses permettent ce que Stiegler appelle la rétention, cette capacité spécifiquement humaine de faire sédimenter l'expérience en mémoire vivante plutôt qu'en stockage de données…

Dans « Les détectives de l'info », une autre règle, celle du « laboratoire d'erreurs ». Quand l'IA produit une hallucination ou une erreur factuelle, le groupe en fait un objet d'étude : comment cette erreur s'est-elle construite ? Qu'est-ce qu'elle révèle sur le fonctionnement de l'IA ? Comment aurions-nous pu la détecter ? Cette approche transforme les défaillances de l'outil en outil de vigilance critique.

Autre enjeu : maintenir l'émerveillement sans tomber dans la naïveté. Chaque atelier a donc son propre « rituel de questionnement ». Avant chaque session, les participants formulent collectivement 3 questions (préparées !) qu'ils jugent importantes mais difficiles et qui deviendront le fil rouge de l'atelier. L'IA n'est sollicitée que pour approfondir ces interrogations initiales, jamais pour les court-circuiter. Dans « Frise historique", cela pourrait prendre la forme de questions comme « Pourquoi certains peuples disparaissent-ils de l'histoire officielle ? » – une question ainsi qui ne cherche pas une réponse définitive mais ouvre un champ d'exploration.

La règle de « l’ancrage source » sera fondamentale, particulièrement dans l’atelier « Les détectives de l'info ». Toute affirmation produite par l'IA doit pouvoir être rattachée à une source vérifiable. Une manière de transformaer l'usage de l'IA en exercice de traçabilité plutôt qu'en acceptation aveugle. Quand l'IA ne peut fournir de source, c'est l'occasion d'une enquête humaine pour vérifier ou infirmer l'affirmation.

Un autre principe essentiel : quel que soit l'usage de l'IA durant l'atelier, la production finale – qu'il s'agisse d'une carte géopolitique commentée, d'un article de fact-checking ou d'une frise historique illustrée – doit toujours être celle des participants eux-mêmes ! L'IA est juste un instrument au service de la créativité humaine, jamais un substitut à celle-ci ! Du reste, chaque atelier se conclue par un temps de réflexion où les participants évaluent leur propre usage de l'IA : ont-ils maintenu leur autonomie de pensée ? L’IA les a-t-il aidés à approfondir ou à éviter l'effort ? Des moments de réflexivité cruciaux pour développer ce que Stiegler appelle l'adoption consciente plutôt que l'adaptation passive…

On l’a compris : toutes ces règles ne visent pas à diaboliser l'IA ni à la sacraliser, mais à en faire ce qu'elle devrait être : un amplificateur de l'intelligence humaine qui révèle des connexions inattendues, mais sans jamais court-circuiter le travail patient de la pensée, ni atrophier la curiosité de chacun.

Vaste programme ! Mais une démarche que je crois importante si l’on veut apprendre à ne pas dépendre de la machine quand celle-ci sera omniprésente !

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