La jeunesse, chair à canon du “capitalisme de surveillance”…
86% des 8-18 ans français sont présents sur les réseaux sociaux, avec une moyenne de 4 heures et 11 minutes d'écran quotidien. Autrement dit, les jeunes d'aujourd'hui grandissent dans un environnement où leur attention, leurs désirs, leurs relations sociales sont industriellement façonnés dès le plus jeune âge.
Certes, l'être humain a toujours été un animal social et symbolique, mais ce qui se joue aujourd'hui représente probablement une rupture qualitative dans notre rapport au monde, à nous-mêmes et aux autres. Traditionnellement, l'enfance et l'adolescence étaient des périodes de formation progressive de l'individu à travers des médiations multiples : la famille, l'école, les pairs, la culture locale. Aujourd'hui, cette formation est court-circuitée par des dispositifs algorithmiques qui captent et modèlent l'attention dès le plus jeune âge.
Pour comprendre pourquoi L’industrialisation de l'expérience humaine touche au cœur de ce que signifie devenir humain — et pourquoi la jeunesse est particulièrement visée —, nous devons explorer la neurobiologie du développement. Le système limbique, siège des émotions et du circuit de récompense, atteint sa maturité fonctionnelle vers 15 ans, tandis que le cortex préfrontal — responsable du contrôle inhibiteur, de la planification et de l'évaluation des conséquences à long terme — ne termine sa maturation que vers 25 ans. Cette fenêtre de vulnérabilité de 10 ans crée ce que nous pourrions appeler une “tempête neurologique parfaite” pour l'exploitation commerciale. Les plateformes exploitent sciemment cette asymétrie. Chaque notification, chaque « like », chaque nouveau contenu dans le flux infini active le circuit dopaminergique de la récompense avec une intensité que le cerveau adolescent ne peut pas moduler efficacement.
Mais au-delà de la neurobiologie, c'est la construction même de la subjectivité qui est en jeu. L'adolescence est traditionnellement le moment où l'individu forge son identité à travers un processus complexe d'identification, de différenciation et d'expérimentation. Ce processus, que les psychanalystes ont décrit comme nécessitant un “espace transitionnel” — un espace de jeu créatif entre le moi et le monde —, est aujourd'hui colonisé par les algorithmes, les plateformes transformant ce processus intime en données quantifiables et exploitables. Dans ce nouveau contexte, la quête identitaire devient une performance mesurée en likes, followers et vues. 11% des adolescents européens présentent un usage problématique des réseaux sociaux, avec une augmentation de 57% entre 2018 et 2022. Sans parler de la comparaison sociale permanente, de l'anxiété liée au souci de performance, du sentiment altéré de sa valeur personnelleque l'on peine encore à mesurer précisément...
Pour saisir pleinement cette transformation, disons que le capitalisme de surveillance opère désormais non plus par la discipline des corps (comme dans l'usine) ou par le contrôle des populations (comme dans les dictatures politiques), mais par la modulation continue des affects et des comportements. Dans son bouquin, Le capitalisme de surveillance, Shoshana Zuboff le montre bien, évoquant longuement ce “surplus comportemental”, ces données stockées par les plateformes et qui, dépassant ce qui est nécessaire au fonctionnement du service, deviendraient la matière première d'un nouveau mode de production...
Le but inavoué de ces acteurs numériques en nous fournissant leurs outils gratuits – comme Facebook, par exemple : de cette extraction continue, produire des subjectivités formatées. C'est en ce sens que les jeunes sont véritablement de la “chair à canon” – leurs désirs, leurs anxiétés, leurs relations comme matière première vivante d'un système qui se nourrit de leur vitalité même pour alimenter la machine.
Au coeur de ce processus : la capture attentionnelle et une colonisation sans précédent du temps vécu. Henri Bergson distinguait le temps mécanique, mesurable, du temps vécu, qualitatif – la durée. L'économie de l'attention opère une conversion systématique de la durée en temps mécanique monétisable. Sur les réseaux sociaux (Facebook, Snapchat...), par exemple, l'amitié, relation par excellence inscrite dans la durée qualitative, devient une métrique à maintenir quotidiennement sous peine de rupture. On parle de FOMO (Fear Of Missing Out) : non pas simplement une anxiété individuelle, mais un affect industriellement produit pour maintenir la connexion permanente.
Cette colonisation du temps a des conséquences profondes sur la capacité d'attention elle-même. L'attention profonde, cette capacité à se tenir présent à quelque chose ou quelqu'un sans attente de retour, est systématiquement érodée au profit d'une hyper-attention fragmentée, constamment sollicitée et redirigée. Et ce au détriment de ce temps et cet espace nécéssaires à la formation du jugement politique autonome, le développement d'une pensée complexe et nuancée. La démocratie requiert des citoyens capables de délibération ; l'économie de l'attention produit des consommateurs d'émotions préfabriquées...
Un autre mécanisme psychologique est mobilisé : l'utilisation des “récompenses variables” – ce principe découvert par B.F. Skinner selon lequel l'incertitude du moment de la récompense crée une dépendance plus forte que la récompense systématique. Les plateformes ont industrialisé ce principe. Le “scroll infini”, l'autoplay, les notifications push – tous ces mécanismes exploitent notre câblage neurologique évolutif, nous programmant pour prêter attention à la nouveauté, au changement, au stimulus social. L'addiction au réseaux sociaux n'est pas un accident, mais le résultat prévisible (voulu) d'une ingénierie comportementale sophistiquée.
Naturellement, cette transformation affecte aussi profondément le rapport au savoir. Là où l'apprentissage traditionnel requiert patience, effort soutenu, tolérance à la frustration, où il implique de traverser des moments d'incompréhension, de confusion, avant d'atteindre la compréhension, l'économie de l'attention, au contraire, apporte gratification immédiate et “bulles épistémiques” – où l'utilisateur n'est exposé qu'à ce qui confirme ses préférences et opinions existantes. Pas étonnant donc que l'impact des algorithmes de recommandation sur le développement cognitif soit aujourd'hui déjà si important : déficit attentionnel, hyperactivité, baisse des performances scolaires.
Ajoutons que, au-delà des performances mesurables, c'est le rapport même à la connaissance qui est transformé. La connaissance devient information, l'information devient donnée, la donnée devient flux. La capacité de synthèse, d'analyse critique, de pensée créative : toutes ces capacités qui définissent l'intelligence humaine sont érodées au profit d'une consommation passive de contenus prédigérés.
Face à cette situation, plusieurs pistes d'action. La régulation ? Oui, mais la régulation seule ne peut suffire si elle ne s'accompagne pas d'une transformation plus profonde de notre rapport à la technologie. L'éducation aux médias et à l'information ? Oui, mais elle doit dépasser usage des nouvelles technologies en cultivant une véritable “écologie de l'attention” – une compréhension profonde de la valeur de l'attention et des pratiques pour la protéger et la cultiver.
Il existe aussi des modèles alternatifs comme les coopératives de données, les plateformes financées publiquement – ce qu'on nomme aussi des “communs numériques” qui échapperaient à la logique extractive, mais leur émergence requerrait une mobilisation politique et sociale qui n'existe pas aujourd'hui.
En attendant, les “barrages cognitifs” de La Parenthèse proposent, à leur petite échelle, de cultiver des pratiques de résistance contre ce système qui instrumentalise les jeunes : des temps de déconnexion, des espaces sans écrans, bien sûr, mais surtout des espaces où on s'emploie à penser les technologies – notamment l'IA – au bénéfice de ce qui définit encore notre humanité et, ce faisant, à créer les conditions pour que, dans le monde qui vient, le potentiel de chacun puisse s'exprimer dans toute sa richesse.